Le dernier message de Nihon...

Un instant manqué, oublié, comme un battement de coeur disparu qui romprait par sa seule absence toute l'harmonie d'une symphonie intime. Un vague pressentiment qui étreint le coeur et le baigne dans une sourde angoisse. Une inquiétude trop ténue pour être précisée mais trop présente pour être oubliée, comme une petite plaie sur le palais qui ne cicatrisera que si on la laisse tranquille mais qu'on ne peut s'empêcher d'effleurer du bout de la langue. L’instant où l’on se réveille d’un cauchemar dont on ne se souvient pas, avec l’angoisse diffuse et oppressante d'être à l'aube d'un grand événement, ou d'un drame terrible. N'est-ce qu'un vague malaise ou bien le prélude à quelque chose de plus intense, de plus réel, de plus désespérément urgent ?

L'angoisse grandissante cède soudain la place à des sons et des images, mais tellement brouillés qu'ils en deviennent confus, comme un chaos intérieur trop longtemps refoulé qui s'épancherait d'un coup et briserait toutes les digues d'une raison trop normée abandonnant la lutte face à cette entropie triomphante.

Un flash de mémoire, la vision de Seigikami Harada et Karasu Takara, étendus raide morts dans de luxueux appartements, baignant dans leur sang. Un pleur d'enfant qui s'éteint tandis que la vision se brouille...

Le gris du néant semble tout corrompre, tout envahir, régner sans partage.

Puis la vision se fait plus précise. Une sensation de froid d'abord et d'humidité. Le vent qui cingle les chairs trop imprudemment exposées, pas assez couvertes. Le froid qui pénètre jusqu'au fond des os mais aussi une étrange chaleur qui vient de coeur, nourrie d'une terrible résolution que rien ne saurait arrêter. Un éclair déchire le ciel assombri par les lourds nuages de la tempête qui s'annonce. Il pleut déjà. Le vent qui mugit à ses oreilles jusqu'à glacer le sang. La marche qui devient plus difficile mais sans s'arrêter. Elle trébuche. Elle ne tombe pas, pourtant, mais elle reprend sa marche. Les dents serrées, le regard fixé sur son objectif. Elle n'est plus très loin. Elle longue la falaise, poursuit sa marche dans les montagnes du nord. Bientôt la neige recouvrira ce chemin escarpé mais pas encore. La pluie rend l'ascension difficile, les pierres sont glissantes mais elle ne renonce pas. Elle est si près du but.

La silhouette se fait plus nette à mesure que le décor autour d'elle prend lui aussi de la consistance. C'est une femme, encore jeune même si le poids des ans se manifeste déjà par de fines rides à la commissure des lèvres et aux coins de ses yeux noirs. Elle est noble, de haut rang. Ses vêtements portent le mon de la lignée Seigikami. Là où devrait être placé celui du clan Osamaru, il n'y plus rien hormis quelques traces de broderie déchirée. Elle l'a arraché. Elle sait qu'elle n'est plus des leurs. Ses insignes d'inquisitrice sont également visible. Elle a toujours porté avec fierté cette broche d'argent, malgré le poids symbolique qu'elle représente et la haine que cela lui a valu dans la population qu'elle a juré de défendre et de protéger par-devers tout. Elle se nomme Hitomi.

Elle resserre son haori autour d'elle mais protège avant tout le couffin qu'elle serre contre elle. Le couffin qui me porte. Malgré mes pleurs, mes cris, je sais déjà que ce voyage sera funeste. Malgré toute mon expérience, malgré mes si nombreuses vies, je ne peux rien faire, impuissant, prisonnier d’un corps de bébé fragile et vulnérable, si vulnérable.. Mon Empire est au bord du gouffre, ma nation se bat désespérément contre un ennemi inhumain et implacable et je ne peux rien faire. Je crains le pire. Je pressens qu’elle ne veut pas seulement me tuer, je sens que sa résolution est autre, et va plus loin. Je le sens, je suis l'envoyé d'Amaterasu et cela ne changera jamais.

Elle est presque arrivée maintenant. L'horizon s'ouvrir devant nous à mesure qu'elle s'approche de l'à-pic. Ici le vent est plus fort encore, le tonnerre explose dans les cieux noircis par la tempête qui s'annonce mais celle qui rugit en son coeur n'est pas moins terrible, je le sens. Les éléments n'auront pas raison d'elle. Elle accomplira sa mission, quel qu'en soit le prix. Elle pose le pied au bord de l'abîme, regardant avec crainte ce noir absolu qui s'étend en-dessous, cette plaie béante dans le tissu même de la réalité, cette porte vers le royaume des morts. Là, au –delà de cet abîme se trouve le Meido. Le seul endroit que je ne connaisse pas, la seule issue du voyage des hommes que je n’ai pas arpentée.

Mais pas cette fois.

Parfois tandis qu’elle cheminait à pas rapides, quelques mots ont échappés à Hitomi, comme si elle parlait autant pour elle que pour moi. Elle a raconté son horreur des tromperies, des faux-semblants. Lorsqu'elle songe à la jeune femme naïve qu'elle avait été autrefois, Hitomi sourit amèrement. Elle parle des 'années passées à mon service, à traquer ceux qui contrevenaient à ma loi, à abattre ceux qui menaçaient mon pouvoir. Jusqu'à ce qu'il lui ouvre les yeux.

Mais tout ça est fini.

Une haute silhouette se dresse près d’Hitomi, près de l’abîme. Il parle d’une voix de stentor, métallique, étouffé par un masque, mais qui domine le hurlement du vent, qui enfle au fur et à mesure.

Enfin, Hitomi ! Ce maudit tyran a berné tout le monde des siècles durant, en divisant les clans, en entretenant à dessein les rivalités pour mieux asseoir son pouvoir. Ce monstre inhumain à visage d'ange qui force les défenseurs de l'empire à se battre une main attachée dans le dos contre la horde de l'Ombre, qui ne leur a jamais donné les moyens de vaincre car détruire l'Ombre, ce serait prendre le risque qu'on comprenne ce qu'elle est réellement et quelles sont les motivations de ses maîtres. Cet ogre qui regarda sans sourciller des générations de Kuma, de Yachu et tant d'autres samuraïs agoniser dans le sang et la boue sans lever le petit doigt pour eux, sans faire le moindre effort pour que leur sacrifice ai la moindre importance. Cet assassin qui laissa pendant des siècles les Ryushin traquer et assassiner tous les enfants mâles doués de magie pour asseoir leur domination sur les arts géomantiques, car elles acceptaient de réserver à son seul usage leur plus puissants kidos. Ce monstre dont le seul but est de conserver son pouvoir et sa toute puissance !

Enfin, Hitomi ! Grâce à nous, tout cela va finir ! Nous allons enfin être libres ! Maintenant chaque enfant du soleil rouge va être libre de choisir un nouvel empereur, de combattre tous ensemble contre l’ombre ou de s’entre déchirer. Mais ce choix sera celui des hommes !

Prenant une grande inspiration, elle me serre contre elle, et des cris, des pleurs m’échappent. Je sais maintenant ce qui va arriver, je ne peux rien, rien pour l'empêcher, il est trop tard, trop tard !

Elle prend son élan et se jette dans le vide, avalée par l'obscurité sans prononcer un mot, sans une hésitation ni un regret.

La vision s'obscurcit à nouveau. Tout est fini.

L'obscurité se fait, oppressante par le silence qui l'accompagne. La vision a disparue. Plus qu'un message magique classique, il y avait là une réalité qui ne permet pas de douter de son authenticité. Elle émanait de l’empereur Phénix, vous en avez la certitude au plus profond de vous. Lorsque vous ouvrez les yeux, vous comprenez instantanément que les autres samuraïs autour de vous ont été témoin de la même chose, ont reçu le même message. Une seule question surgit pour l'instant dans votre esprit. Qu'allez-vous faire ?