Tranches de Daimyo

Sur l’estrade.
Son corps est invisible.
Nul ne peut le voir.
Que l'extrémité de ses doigts.
Et le feu de ses yeux.

Le palais est encore silencieux.
Agenouillée,
Nue,
Fraîche sortie du bain,
Droite,
Les mains à plats sur les genoux
Les cheveux tirés en arrière dans un chignon provisoire.
Une servante applique au pinceau une fine couche d’huile légère sur le visage de la Daimyo, la nuque, le haut du torse et du dos.
Seuls deux triangles sur la nuque sont épargnés. A cet endroit la peau restera nue.
La seconde servante étale délicatement avec une petite éponge un mélange homogène d’eau et de poudre de riz partout ou l’huile recouvre la peau.
La première, avec un bâtonnet de paulownia séché trace la ligne des sourcils.
Avec un pinceau chargé de pigments rouges, elle redessine méticuleusement la forme des lèvres.
Enfin Eo se lève et passe sur ses épaules le premier des cinq kimonos qui composent sa tenue simple du jour.
Et puis, il faudra terminer sa coiffure.
Le soleil se lèvera tout à l’heure.

Ses orteils, depuis des heures crispés sous ses fesses murmurent.
Ses cuisses douloureuses à force d’être immobiles grincent.
Les muscles de son dos droit et immobile depuis si longtemps râlent.
Son cou rigide criaille.
Transpercés d’épingles et de peignes, il n’est pas jusqu’à ses cheveux si tirés qui hurlent.

Eo n’entend rien de cela.
Elle a renoncé à la conscience du bruit de son corps.
Ce n’est qu’un outil forgé avec exigence.

Sur son estrade.
Elle est concentrée sur les samurais qui s’inclinent.
Sur les nouvelles qu’on lui apporte.
Sur les décisions que l’on attend d’elle.
Sur les informations que sa mémoire classe, trie, extrait, rapproche.
Sur la manière dont la portée de ses critiques et de ses encouragements est en phase avec le choix des gestes pour les exprimer.

Au milieu de la nuit, il y a sept an et demi, elle était entrée pour s’incliner devant l’estrade où Matushiko-dono n’était plus. Longtemps elle était restée, seule dans le noir, le front au sol.
Quand elle s’était redressée, ses yeux étaient secs mais le parquet ciré était humide.

Alors
Seulement alors.
A petits pas.
Elle avait osé.
Monter sur l’estrade.
S’y installer en seiza.
Un bref instant avant de retourner dormir.

Dans les premiers temps la tristesse partagea souvent son esprit avec la jouissance viscérale de ce pouvoir. Rapidement la jouissance fut presque totalement remplacée par le poids des responsabilités.
Quand, rarement, la tristesse revenait à la conscience, elle trouvait dans la trace laissée par les responsabilités un terreau ou elle s’épanouissait, soumettant Eo, ainsi à une épreuve qu’il lui fallait affronter seule.

Quand Oromo-San détaille l’état des échanges commerciaux, quand Naname-San l’incite à envoyer telle ambassade, Eo sourit.
Sa main décrit des courbes minuscules et gracieuses pour captiver.
Ses yeux prennent des éclats lumineux qui envoûtent ou qui effraient.

Ni la tristesse, ni les responsabilités ne peuvent interférer avec le contrôle permanent qu’elle exerce sur ses apparences.
Mais.
Il est un autre sentiment.
Puissant assez pour traverser le contrôle de ses apparences.
Un sentiment qui lui est interdit.
A défaut de le maîtriser, elle évite le plus souvent les circonstances capables de l’éveiller en elle.
Le jugement d’Eo sur elle-même quand elle songe à cette faiblesse est cruel. La sanction en est logiquement sévère.
Quotidienne.
Son corps invisible en porte les traces chaque jour renouvelées.

Au milieu de nulle part.
Elle agite son pinceau à calligraphie comme une baguette magique.
Elle trace le kanji renard, mon kitsune sur le front de ce bushi.
Triomphalement, elle se tourne vers la provocatrice
Comme un acteur au terme de son spectacle.
A peine, illusionniste Kitsune, se retient-elle de saluer.
« demandez à ce samurai, il vous répondra qu’il est renard. »

Rarement.
Très rarement.
La Daimyo laisse parler Eo.

Ses deux mains petites
Serrées sans être crispées
Autour de Kitsune No Katana

La justice Kitsune danse
Dans ses bras autour
De celui qui va mourir

Légère, espiègle
Sans amusement cependant
Elle n'est jamais là où il la cherche

Kitsune no Katana
Par deux fois descend
Parmi les humains.

L'homme git dans son sang.
Pour Eo
C'est le premier.

Fallait il absolument,
Kamis implacables,
Qu'il fût Kitsune ?

Long et dur.
Etreint par des mains féminines.
Elles caressent sa courbure légère.
Il semble prêt à jaillir.

Petit à petit le lien entre eux est devenu intime.
Il comble un vide en elle. Il la complète parfaitement.
Kitsune no Katana mêle son âme à celle d’Eo.

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Eo demeure très concentrée.
Elle a chassé d'elle tout sentiment parasite.
Elle exécute ses mouvements sans penser.

Chacun de ses gestes, fruit d'années d'exercices, n'est pas un mouvement mais simplement la fusion continue du temps, de l'espace et de la matière entre son adversaire vivant et son adversaire mort.

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Uniquement des émotions.
Des sensations viscérales.
Des fluides corporels qui s’écoulent pour exprimer la jouissance de l’instant.

Ces petites morts qu’elle dissimule à tous.

« Mon coeur pleure en songeant aux beautés de ce Kyuden .... Nous sacrifierons Kyuden Kitsune. Ce n'est pas trop cher pour sauver l'Empire qui perdrait deux clans si nous perdions cette bataille. »
Les mots résonnent encore dans sa tête alors qu’elle marche vers le palais.

Dans moins d’une heure le Yugi sera là.
Et ses hordes.
Où sont les renforts ?

Elle presse quelques samurais qui veillent au départ des habitants.
Enfin elle arrive au Palais de Jade.

Il n’y a personne.
Dans sa lourde armure de guerre.
Elle s’effondre à genoux sur l’estrade.
Elle s’incline le front au sol.
Des mots murmurés :
« Matsushiko-Dono. Je viens puiser ici le souvenir de votre détermination. »

Immobile.
Longtemps.

Elle se redresse.
Le dos droit.
La respiration apaisée.
Le regard horizontal.
« Quoiqu’il advienne je donnerai l’image de la détermination.
En donnant l’image je serai.
Je serai Kitsune.
Je suis Kitsune. »

Elle se lève.
Elle va vers le fond de l’estrade.
Elle manipule un motif décoratif.
Une trappe s’ouvre.
Eo en extrait le trésor des Kitsune qu’elle dissimule dans ses manches.

Elle sort.