Pour l'honneur des Kitsune

Hiroshi revenait de kyuden Kuma en compagnie de sa protégée Naname sans que la moindre parole soit échangée. La dernière bataille contre les forces de l'ombre avait ravagé le clan Kuma, abattant le même jour son daimyo et son karo et laissant le kyuden au roie au chaos. Etait-ce un prémice aux malheurs à venir? Un Kitsune était également tombé. Kenmei-san, l'un des grands bushi du clan dont les cendres avaient été éparpillées dans les marais, avait eu droit à une oraison funèbre simple et digne qui en ces terres inhospitalières trouvait son écho dans le chant lancinant des quelques oiseaux.

C'est le coeur encore chargé de tristesse qu'Hiroshi arpentait cette route de montagne qui le ramenait à son kyuden. Soudain, au détour d'un chemin, Hiroshi crut d'abord voir deux cadavres sur la route. Rapidement rejoint par Naname, Hiroshi ne pouvait qu'éponger les plaies des deux jeunes femmes dont il ignorait encore l'importance.

Heureusement, Seigikami Aya et Ryushin Sayuri vivaient encore. Aya fut la première à retrouver connaissance. Il est rare qu'un Seigikami remercie un Kitsune, mais il est des circonstances où les yeux négligent certains détails et où le coeur prend les devants.

La voix de la shuno Seigikami était encore chevrotante, mais suffisamment audible pour qu'Hiroshi ressente le désespoir qui y logeait.
-Kitsune-san, l'un des vôtres est tombé sur le petit sentier pour nous protéger. Akizuki-san était son nom.

Akizuki-san! Encore un guerrier qui s'en allait! Lorsqu'il l'avait laissé, Hiroshi lui avait confié la garder de sa shuno, Eo-sama. Qu'avait-il pu arrivé à la perle des Kitsune?

Aya poursuivit:
-Sa shuno l'a délivré de son devoir d'escorte pour nous secourir. Car celui qui nous attaquait était également Kistune. Votre shuno, Azami-san.

Hiroshi ne put respirer pendant de longues minutes. Le coup faillit lui être fatale. Azami-sama! Le héros du passage sous la montagne! Le libérateur du clan Nezumi! Celui qu'il n'avait jamais osé approcher tant le respect qu'il lui portait le forçait à s'incliner sans le regarder. Azami-sama avait sombré! Azami-sama était devenu un possédé.

Il fut convenu avec Aya qu'une coalition de samouraïs était indispensable pour vaincre l'ancien héros. Elle partirait à kyuden Kuma chercher du renfort pendant qu'Hiroshi et Naname préviendraient le clan Kitsune (si Eo-sama ne l'avait déjà fait).

-Naname-san, dit Hiroshi d'un ton grave. Je retiendrai Azami-sama pendant que vous traverserez le sentier. Emportez avec vous Akizuki-san. Il y a encore un espoir qu'il soit vivant. Je me désengagerai ensuite pour vous rejoindre. Mon sens du devoir mettra du baume sur mon coeur déshonnoré et je n'aurai de repos que revenant affronter mon ancien shuno.

N'attendant nul réconfort de la dame Seigikami, il fut surpris de l'entendre prononcer ces mots.

-Vous avez le raisonnement d'un homme de raison Hiroshi san. Quant à votre honneur je déplore cela, mais je concluerai en faisant un contre sens, en disant notamment que cela est tout à votre honneur...

Ainsi se séparèrent-ils. Hiroshi partit le premier et engagea Azami, ne lui portant aucun coup, gardant ses forces pour contrer ses assauts. Encaissant quelques tranchants redoutables, le regard empreint de douleur d'Hiroshi glissa sur le corps qui gisait non loin de là. Akizuki! Etait-ce une vision? Non, sa poitrine se soulevait, faiblement, mais se soulevait tout de même. Akizuki!

Naname arriva ensuite, exténuée. Elle reprenait ses forces lorsqu'Akizuki se releva telle un homme sortant d'un bain écarlate. Au moment où Hiroshi allait lui demander de se laisser porter par Naname, Akizuki poussa un cri de rage qui dénotait avec son teint cadavérique. Un instant troublé par ce revenant, Azami délaissa Hiroshi pour mettre terre d'un coup net Akizuki à peine revenu des morts.

Fendu sur tout son torse, Akizuki ne put pas même pousser un cri. Ses genoux se dérobèrent et il resta un instant au pied de son bourreau comme s'il priait Nihon d'intercéder auprès des kamis pour expier ses fautes et de pardonner sa témérité.

Figé par la stupeur, Hiroshi sentit sa voix mourir dans sa gorge. Tout se passa lentement, comme si le temps prenait un malin plaisir à lui dévoiler un à un les sordides détails de la mise à mort de son compagnon. Ses premières paroles furent pour Naname: Vite, emporte-le!

La jeune fille s'empressa d'obéir. Déboussolé, comme si ce combat n'avait plus de raison d'être, Hiroshi esquiva quelque assaut sans conviction. Naname partie, il se désengagea et s'éloigna au plus vite. Azami, Hiroshi reviendra punir tes crimes avant qu'une lune se passe!

Naname avait déposé le corps sans vie d'Akizuki sous un saule qui semblait lui aussi porter le deuil. Hiroshi l'avait rejoint peu après.
-Va nettoyer ce sang à la rivière, Naname-san. Laissons Akizuki ici, il aura sans doute repris connaissance à notre retour. Nous devons repartir dès que possible, mais pour l'heure, je vais me reposer un peu...

Lorsqu'Hiroshi ferma les yeux, les dernières heures défilèrent devant lui à la manière d'une pièce de kabuki. Irréelles. Il avait fui. Pour la première fois, il avait fui. Etait-ce parce que son adversaire était trop puissant? Etait-ce parce qu'il s'agissait de son shuno? Etait-ce à cause de la mission? Nul besoin d'excuses ou d'explication. Il avait fui, le fait était là et s'il n'y avait d'autre témoin que sa conscience, elle n'en demeurerait pas moins affectée à jamais. Une seule chose maintenait en lui une lueur de vie: la flamme de la vengeance. Azami-sama, son glorieux shuno était mort, ne se trouvait plus devant lui qu'un possédé. Et il allait le tuer.

Hiroshi et Naname marchait depuis quelque jour lorsqu'ils rencontrèrent Kanna, karo du clan, et Aiko, deuxième fusui, qui venaient vers eux.

-Le bois du renard ne m'a jamais semblé aussi sombre, murmura Kanna. Hiroshi-san, c'est tout de même une grande joie de vous revoir. Eo-san nous a prévenu. Il faut châtier Azami nous-même. Les renards ne sauraient tolérer des enragés dans leurs rangs.

Hiroshi acquiesça d'un simple hochement de tête. S'il était heureux de revoir sa karo, son coeur n'était pas disposé à s'emballer. Un tambour de guerre au son vengeur battait dans sa poitrine.

A mesure qu'il approchait de l'endroit où avait été laissé Akizuki, les rêves d'Hiroshi se faisaient de plus en plus sombres. Tel un mauvais présage, un jeune renard se faisait dévorer par un aîné, duel fratricide à la fin tragique. L'inéluctable jour des retrouvailles se présenta enfin. Akizuki ne s'était pas réveillé. Il était là, sous son saule, le visage reposé, satisfait d'avoir accompli son devoir de samouraï. Une mort vaine? Seul craindre la mort est vain. Quels que soient nos efforts, elle sera toujours notre dernière compagne.

Les Kitsune arriveraient au sentier maudit le lendemain. Kanna ordonna à Hiroshi de s'avancer le premier pour engager le possédé. Ordre inutile, s'il ne l'avait pas reçu, il se le serait octroyé.

Lorsqu'Hiroshi arriva dans le sentier, de nombreux samouraïs menés par Seigikami Aya étaient déjà présent et livraient un combat acharné contre Azami. Ravalant sa déception de n'avoir pu être le premier, Hiroshi chargea:
-Azami-kuru, cette fois-ci, je ne me défilerai pas!

Hiroshi parvint à blesser grièvement le possédé, remontant le morale des autres guerriers qui piétinaient depuis quelques jours.

Arrivant à son tour sur les lieux, Kanna ne peut que constater, atterrée, la véracité des faits. Prise alors d'une vive colère, elle hurle:
-Azami, Matsushiko-sama te renie, tu n'aurais jamais du sombrer dans une telle folie. Tu ne mérites pas ton statu de Kitsune et de shuno.

En quelques mots, Azami-sama n'était plus, comme s'il n'avait jamais existé.

En dépit des efforts de chacun, de la magie de Kanna et d'Aiko, Azami tardait à être terrassé. Au moment où Azami commençait à vaciller, Hiroshi déclara:

-Samouraïs-sama, votre aide fut précieuse et vos qualités seront reconnus. Toutefois, c'est d'un ancien shuno Kitsune dont il s'agit. C'est une tâche qui souille l'ensemble de notre clan. Si vous avez l'âme honorable que je crois, vous comprendrez que nous, Kitsune, devons laver cet affront par nous-même. Aussi vous demanderai-je humblement de ne pas affliger davantage notre clan en nous ôtant le châtiment. C'est nos lames ou nos kidos qui doivent mettre à bas ce possédé. Je vous en serai infimiment redevable.

Kanna appuya ces paroles et pendant un temps les combats cessèrent. Tous reconnaissaient aux Kitsune le droit de laver leur honneur. Les Kuma acceptèrent en ronchonnant, et seules quelques voix Yatagarasu s'élevèrent. Yatagarasu Tsukyio leva l'interdit de bataille par ces mots:

-Sans vouloir vous offenser clan Kitsune, il semble que seul vous n'arriviez pas à venir à bout du shuno souillé. Et il serait malheureux que quelqu'un y perde la vie. Laissez nous vous aider à en finir au plus vite. Votre honneur est sauf depuis que vous avez reconnus le revirement de l'un des vôtres et que, de fait, il soit exclu du clan Kitsune.

Aussitôt, les assauts reprirent, et ce fut Yatagarasu Hiryuu qui porta le coup de grâce.

Si l'honneur du clan Kitsune était sauf, la gorge d'Hiroshi restait nouée de fureur. Il avait été privé de sa vengeance... Hiroshi n'avait jamais beaucoup porté les Yatagarasu dans son coeur, sans jamais en faire une affaire personnelle. A cette seconde, il aurait pourtant voulu les achever.

Mais les folies sont acceptables lorsqu'elles sont passagères. La raison d'Hiroshi comprenait les arguments de Tsukyio et ne pouvait pas ne pas admirer les talents de Hiryuu. Et finalement, il ne garda nulle rancune, juste de l'amertume. La rage apaisée, il prononça ce que lui dictait la convenance:

-Si mon coeur saigne encore que l'un des nôtres ait sombré de la sorte, je vous remercie d'avoir rendu son honneur au libérateur du clan Nezumi, au pourfendeur d'Oni, au shuno de notre clan, Azami-sama. Soyez assuré que moi, Kitsune Hiroshi, porterait votre nom jusqu'à notre kyuden où il sera reconnu à sa juste valeur.

Ce n'était pas un mensonge. Un Kitsune ne ment pas. Tout dépendait de ce que l'on comprenait par "juste valeur".

Akizuki fut ramené au kyuden pour recevoir les honneurs et les adieux du clan.

La délégation Yatagarasu quant à elle, ramenait la depouille du jeune Nihon... chiot du shogun.

Tous se dirigeaient vers kyuden Kitsune aux portes desquelles attendait Matsushiko, souhaitant donner un dernier hommage à celui que tous présentait comme l'empereur.

Ralenti par l'importance de leur délégation, les Yatagarasu tardaient à venir. L'ensemble des officiers du clan Kistune ainsi qu'une bonne partie du clan endeuillé attendaient l'arrivée de la dépouille impériale, lorsque Torayama Teijo se présenta au kyuden porteur d'une importante missive...

Le destin est parfois ironique. La proclamation d'un nouveau Nihon croisait la dépouille de l'ancien. Une guerre s'annonçait et le clan Kistune se devait de prendre position. Avec quelles armées? En quelques semaines étaient tombés Kenmei-san, Akizuki-san et Azami-sama. Ne restait plus qu'Hiroshi, le dernier bushi du clan.

Dernier bushi, ce titre ne convenait pas. Le clan n'avait jamais brillé par le nombre de ses guerriers, mais il n'en avait jamais manqué non plus. Hiroshi n'était pas le dernier bushi. Il était le gardien de l'art du sabre. Ainsi devait-il se présenter à présent: gardien du kendo Kitsune. Dans l'attente d'une relève qui saura défendre l'honneur du clan comme l'ont si bien fait leurs senpaïs.