Karasu Takara

Le domaine de maître Sho – rectification, son domaine désormais – n’avait rien perdu de sa sérénité. Les lanternes de l’entrée se balançaient doucement à cette heure tardive de la nuit. Il y avait eu tant à faire pour que le palais soit remis en ordre et que chacun y soit logé selon son rang. Et choisir les urnes funéraires…
Elle n’avait pas eu le cœur de prendre dès ce soir les appartements du Daimyo. Elle avait besoin de se retrouver dans un univers familier. L’agacement crispe sa nuque. Les pas de son escorte suivaient les siens et ce son, lui, n’était pas habituel. Comme si traverser Kyuden Karasu avait représenté un danger quelconque. Une fois la porte ouverte, elle les renverrait.

Les serviteurs s’inclinent sur son passage, mais elle ne s’arrête qu’une fois le seuil de la salle principale franchi.
Maître Sho et dame Miyako, à genoux, le front posé sur le sol.
Malgré l’heure.
Malgré leur âge.
Ne pas montrer la bouffée d’orgueil et de satisfaction qu’elle ressent.
Savourer l’instant.
Ne pas montrer la fatigue ni la peine.
Visage lisse.

S’incliner devant ceux qui, après tout, avaient fait d’elle ce qu’elle était.

La porte de sa chambre glisse silencieusement, enfin.
Les servantes s’affairent, déroulent le futon, dénouent son chignon, apportent les supports pour les sabres qu’elle n’a pas lâchés. Ses doigts se crispent sur le bois des fourreaux.
La plus ancienne s’attarde encore, comme pour guetter des confidences ou pour s’attirer ses faveurs, essaie de dérouler son obi.

L’ancienne diplomate du Shogun, la daimyo du nouveau clan Karasu atteint à ce moment précis les limites de sa patience déjà bien éprouvée par les dernières heures. L’ordre de la laisser seule siffle entre ses dents serrées. La servante ose relever le regard comme pour imposer son service. Elle se heurte à celui, noir et ulcéré de sa maîtresse. Tenant à sa tête, elle sort précipitamment, le front bas.

La solitude, enfin.
Immobile.
Longs cheveux répandus sur la soie du kimono.
Ses épaules s’affaissent alors comme sous un poids trop lourd. La nausée combattue de toutes ses forces durant la journée revient à la charge, amplifiée par des émotions violentes. Feindre une certaine sérénité nécessite des ressources dont elle ne dispose plus. Le corps lâche juste avant sa volonté.
Quand elle se redresse, les larmes de désespoir envahissent ses yeux en amande avant de ruisseler sur ses joues pâles.

« Gomen nasaï Fujiwara-sama, j’ai échoué dans ma mission de paix. Gomen nasaï… »
Ses pleurs redoublent.
Les mains qui serraient le magnifique sabre, cadeau de l’Empereur, le lâchent avec dégoût. Un sabre pour un clan, un sabre en échange du sang versé, un sabre comme prix de tout ce gâchis.
« C’est… Seiryoku-sama qui aurait du… vous succéder. »
Ses murmures sont hachés par des sanglots.

Elle glisse au sol dans un bruissement de soie.
Longues mèches noires devant son visage.

« Je ne suis qu’un outil, je ne suis pas digne de vous succéder… je ne serai jamais un aussi grand daimyo que vous l’avez été… Gomen nasaï… »

Ses mains se crispent dans les replis du kimono qui couvrent le sol autour d’elle, ses ongles se plantent dans ses paumes. Les murmures deviennent rageurs.
« Eo m’a trahie… J’aurais dû la tuer… »

Prostrée sur le parquet, la jeune femme laisse enfin libre cours au terrible sentiment de perte qu’elle a ressenti à l’annonce de la dissolution de son clan. Savoir l’Empereur-Phoenix vivant n’adoucit pas la peine… pas pour le moment tout au moins. Ne pas avoir pu assister à la fin des siens est vécu comme une trahison de sa part.

Les larmes assombrissent le kimono.

Même les ruisseaux les plus rapides en viennent à se tarir finalement.

Il avait tendu la main, désignant le râtelier.
" Repose ce bokken Takara-kun, tu n'arriveras à rien ce soir."
Resserrant ses mains sur l'arme trop grande, elle avait frappé et, par chance, touché la cible. Un sourire avait étiré les lèvres du vieil homme.
" La volonté te permettra parfois de réussir ce que tu pensais impossible. Mais ne laisse jamais sa sœur l'obstination te gouverner et obscurcir ton jugement."

La volonté, c'était bien ce qu'elle devait utiliser ce soir. Elle n'avait pas oublié les anciennes leçons.

Son visage se redresse, masqué par ses longs cheveux noirs.
La maison est silencieuse, la nuit sombre encore.

Elle s'est relevée et sa main fine fait coulisser sans bruit la cloison.
Les parfums nocturnes du jardin lui parviennent.
Le roseau de la fontaine rythme de son claquement régulier le chant d'un grillon. Le sifflement d'un crapaud lui répond.
Elle ferme les yeux, laissant le vent sécher ses joues humides et jouer dans ses cheveux libérés de la contrainte du chignon.

A l'horizon le ciel pâlit, annonçant l'heure où Amaterasu va paraître.
La fin d'une nuit.
Il est temps de se tourner vers l'avenir.

De retour dans sa chambre, elle déplie un carré de soie d'une blancheur immaculée pour y installer un support de sabre. Délaissant le splendide sabre de clan, toujours au sol, elle saisit le tachi qui l'a accompagnée dans la bataille. Doucement la lame glisse hors du fourreau, révélant ses entailles et ses marques. Le tranchant en est émoussé. C'est une arme qui a manifestement bien servi.
Takara l'approche d'elle en silence. Reste immobile le temps de se reprendre.

Avec application, la lame est essuyée, poudrée, huilée, avec le soin nécessaire, avant de regagner enfin son étui.
Takara le dépose alors avec respect sur le support.
Bientôt le filet de fumée de l'encens qui se consume vient l'environner.

La jeune femme à genoux, se recueille, murmure.

" Un sabre contre les ennemis de l'Empire. Un sabre pour que nous vivions...
Je vivrai donc."

A l'horizon le ciel rougeoie.
Un jour nouveau.

Le coeur du palais Karasu, bruissant de l'agitation des heimin. Au moins n'a-t-elle pas à se charger de cela. Ils déroulent les étendards, secouent les nattes, arrangent les tables, selon les ordres clairs qu'une jeune courtisane leur donne sans hésitations. Tout ce brouhaha semble s'amplifier au fil des heures, à moins que ce ne soit le reflet du tumulte qu'elle cherche à apaiser en elle.

Depuis combien de temps n'a-t-elle pas été seule afin d'organiser ses pensées ? Son visage semble lisse, pourtant ses doigts déplient et replient son éventail machinalement. Même servir le thé à ses invités n'est pas parvenu à lui rendre sa sérénité. Il faut avouer que cela demanderait du temps, et du temps... on ne semble pas prêt à lui en accorder. Un regard vers l'homme qui depuis l'estrade regarde tout cela sans sourciller. Comme elle aimerait connaître ses pensées...

Les siennes s'entrechoquent, se heurtent, et elle doit pincer les lèvres pour ne pas les laisser s'échapper malgré elle. Les pas feutrés des heimin l'horripilent maintenant et son contrôle péniblement acquis au fil des années menace de voler en éclats. Elle se lève, s'incline, explique qu'elle va se préparer, quitte la salle à petits pas pressés.

Envie de courir.

Le calme des jardins zen saura lui rendre un peu de sérénité.

Elle l'espère.

Elle a relevé le bas de son kimono d'une main gracieuse. Personne ne peut la voir, et elle se hâte autant que possible, courant presque sur les marches de pierre.
Les jardins enfin. Verts, apaisants, cachant au détour des allées les urnes de ceux qu'elle a connus, aimés, admirés... les siens... la douce voix de Soyokaze aurait su lui prodiguer des conseils, écarter ses doutes. Mais c'est une autre voix qui lui fait réaliser qu'elle n'est pas seule. Elle replie son éventail sous le regard étonné d'Hiryuu et de Hoshi et recule, leur murmurant quelques excuses, avant de faire volte-face, ses longues manches de kimono flottant dans son sillage.

Ses geta volent de marche en marche. Les morts ne sauront pas l'aider aujourd'hui, mais qui saura alors desserrer sa gorge et calmer ses mains qui tremblent ? Elle s'arrête, les doigts crispés sur son éventail fermé. Les geisha les plus habiles de l'Empire bien sûr ! Takara reprend sa course, en direction de la maison de thé.
Essoufflée, elle salue à peine de la tête les maiko* qui l'accueillent avant de franchir les portes de bois ouvragées. Ici, parmi les odeurs de poudre de riz et d'encens, de bois précieux et d'essence de fleurs, elle trouvera ce qu'elle cherche. Déjà le bruit feutré des kimono brodés glissant sur le parquet apaise son âme. La musique d'un shamisen jouant en sourdine traverse les minces parois de papier

Ici, elle est encore la daimyo dont on s'enquiert des désirs. Par où commencer ? Que demander à ces femmes accomplies ?
Certainement pas la présence indiscrète d'un samuraï de son clan dans la pièce toute proche. Malgré l'insistance des geisha elle secoue la tête, pour s'enfuir à nouveau.

Seule... c'est seule qu'elle va devoir affronter cette dernière nuit avant de lier son destin à celui d'un autre.

" La peur n'éloigne pas le danger " répétait son senseï. " Ne la laisse jamais t'envahir au point de te paralyser et cache sa morsure à ceux qui t'observent. "

Les lèvres pincées, elle ouvre la cloison de sa chambre et donne des ordres à ses servantes qui se sont jetées à genoux, le front au sol.

" Qu'on me trouve un Tsunokakushi* et qu'on m'amène des épingles d'or pour mon chignon. Que mon kimono blanc soit nettoyé et apprêté au plus vite. "

La surprise se peint sur le visage des femmes aussitôt suivie de rires et de cris de joie. Les doigts de Takara blanchissent sur l'éventail fermé, caché dans sa manche.

Seule...
__________
Maiko : apprentie geisha
Tsunokakushi : coiffe traditionnelle de la mariée, sensée la protéger de la jalousie

Les lanternes adoucissent les contours des choses, les nimbant de reflets orangés. L'encre noire déposée d'un geste sûr par le pinceau lutte contre le lumière alors que le papier l'absorbe.
Agenouillée, retenant de sa main gauche la longue manche droite, Takara écrit avec application. Elle a renvoyé ses servantes qui après avoir préparé sa tenue pour demain sont maintenant en train de dormir.

Dormir.

Comment le pourrait-elle ?

Le pinceau glisse, achevant un trait, un dessin, l'essence même d'un mot. Est-ce le dessin qui le fait exister, ou le mot qui crée le dessin ? Qu'en est-il d'un samuraï et de son nom ?

Pensive elle observe le texte un moment avant de le rouler pour aller le ranger précieusement avec d'autres, dans un simple coffret de bois de cerisier. Par la cloison ouverte lui parviennent les bruits familiers de la nuit.

Dormir.

Bien sûr il le faudrait pour être aussi belle que possible pour demain.

Un sourire ironique incurve le coin de ses lèvres minces à cette pensée. Saisie d'une pulsion soudaine, elle se lève et va fouiller dans le coffre imposant où sont rangés ses kimonos les plus précieux, jusqu'à enfin trouver ce qu'elle cherche. Avec délicatesse, elle sort la mince plaque de métal polie pour l'appuyer contre le bois.
Et pour la première fois, depuis des années, elle croise son regard dans le miroir.

Ne la laisse jamais t'envahir...

Sans concession elle s'observe, se détaille, retire de son chignon le lourd bijou d'or qui cache habituellement son imperfection. L'étoile brune ne s'est pas estompée avec le temps. Ses yeux sont très fendus et sombres, sa peau plus pâle qu'à l'époque où elle voyageait beaucoup. Libérant ses cheveux du chignon qui les retient, elle les saisit entre ses doigts. Leur couleur est encore noire.
Finalement ses doigts se referment sur sa ceinture qu'ils dénouent, avant d'écarter la soie du kimono. De fines lignes claires, anciennes, marquent encore sa peau à plusieurs endroits. Elle les suit du bout des doigts, avec un frisson. Tout comme elle avait observé son texte tout à l'heure, elle se regarde une nouvelle fois. On ne lui a pas enseigné, mais elle soupçonne que ce n'est pas ainsi que l'on espère une épouse.

Presque brutalement elle rompt cet examen, en drapant le tissu sur elle. Les mariages se font rarement pour les individus, mais plutôt pour ce qu'ils représentent...

Le dessin est le mot.

Il serait vain d'imaginer autre chose.
La déception est moins amère quand elle est attendue.

Quelques heures de solitude encore, puis les servantes reviennent, drapent les kimono choisis avec soin, serrent les nombreuses ceintures. Ses doigts tremblent un peu en piquant son chignon d'épingles d'or, mais elle repousse d'un air résolu le bijou qui d'ordinaire la dissimule.

Quand elle entre à pas gracieux dans le palais, son visage est de nouveau lisse et dépourvu d'émotions. Elle sait que sa tenue est sans défaut, comme il convient à la dame des Karasu.
Lorsqu'elle prend délicatement la coupelle de saké pour y tremper ses lèvres par trois-fois-trois fois, ses mains frémissent à peine, ses manches dévoilant avec grâce ses fins poignets, comme il convient à une courtisane.
Lorsqu'elle prononce son serment, c'est avec des mots choisis et prononcés avec l'intonation qu'il faut, comme il convient à une diplomate.

Un sourire timide fait trembler ses lèvres alors que le seigneur Harada lui prend la main.

Elle est Osamaru.

Le jour se levait au dehors. Les premières clartés de l'aube apparaissaient et nimbaient la grande pièce rectangulaire d'une lueur singulière.

Harada se réveilla en sursaut. Malgré la fatigue des derniers jours, il n'avait pas réussi à dormir au-delà de l'heure habituelle à laquelle ses serviteurs lui apportaient son premier repas. Un instant déboussolé, il se souvint qu'il n'était plus à kyuden Seigikami, mais à kyuden Karasu. Délicatement, il poussa la femme qui s'était endormie dans ses bras et la recouvrit d'un drap pour qu'elle n'est pas froid. Il se leva de leur couche.

Ce matin-là était particulièrement glacial. La morsure du froid lui rappela sa nudité. Des serviteurs avaient replié son kimono avec soin. Il le revêtit rapidement. Il en profita pour inspecter ses nouveaux appartements. La richesse et l'opulence se lisaient sur chaque mur, dans chaque objet, dans chaque tenture. La sobriété luxueuse de Kyuden Seigikami lui manqua aussitôt. Sur une table, des heimins avaient déjà apporté un encas. Il devait être plus tard qu'il ne le croyait.

Il s'attabla pour manger et profita de ces quelques instants de solitude pour réfléchir. Autant il avait été préparé à être daimyo, autant il ne s'attendait pas à être Shogun. La mort de Nihon-tenno avait tout accéléré. Son nouveau clan, Osamaru, son mariage avec Takara...Il s'était attendu et préparé à devoir batailler ferme avec Nihon-heika. Il n'avait eu à faire face qu'à quelques réticences des Karasus. La rivalité avec le clan d'Eo et de Fusanori, peu importe comment ils l'appelleraient, serait inévitable. Comment éviter la guerre sans renoncer au pouvoir et au shogunat ? Et sinon comment faire la guerre à ce clan si puissant ? Il soupira. Les Torayamas...Mais combien seraient-ils à survivre à Sakiko ?

Tout cela se bousculait, tant de choses à prévoir, à organiser...Il savait cet exercice indispensable pour bien commencer une journée. Même quand les responsabilités l'accablaient, Takeso-sama, son maître, n'avait jamais raté le réveil d'Harada, le harcelant de questions sur la situation de l'Empire inlassablement. Il lui manquait...comme un père manque à son fils. Ensuite, ils se rendaient ensemble au dojo pour les exercices martiaux. Depuis quand n'avait-il pas pris le temps d'y aller ? Bien trop longtemps...Il jeta un œil vers le Seigikami No Katana qui était posé sur un présentoir. Il allait devoir reprendre l'entrainement. Les affrontements futurs étaient trop incertains pour qu'il ne se fia qu'à la diplomatie.

Il avait presque fini son repas quand il entendit sa femme se retourner dans le lit. Il n'esquissa qu'un sourire aux souvenirs de la nuit précédente, s'efforçant d'oublier celle qu'il avait laissée à Kyuden Seigikami. Pour un mariage politique, il avait plutôt de la chance...

Une dernière bouchée et il quitta la table. Le soleil s'était levé et prenait de la hauteur dans le ciel. Il se rendit compte que ses réflexions l'avaient occupé longuement. Revenant vers le lit, il aperçut sur une petite table un parchemin décacheté portant sa signature. Il le vérifia rapidement et le replaça au même endroit.

S'approchant du lit, le plus silencieusement possible, le jeune homme se pencha sur son épouse toujours endormie. Il observa quelques minutes son dos qu'elle avait découvert en bougeant. Ses cheveux de jais s'étalaient un peu en bataille sur l'oreiller. Il savait qu'elle avait dix ans de plus que lui, mais il n'en avait cure. Quelques instants, cette nuit, il l'avait vu perdre ce masque si impénétrable, qui la rendait si mystérieuse. Il sourit franchement à cette évocation, tout en lui posant une main sur l'épaule et en murmurant.

"Takara-san, il est l'heure..."