Chroniques Miyobu
Koichi
« Viens ! »
La voix se faisait plus insistante, plus impérative.
« Viens à nous ! Sers-nous ! »
Encore cette voix, qui lui martèle la tête, qui lui broie les méninges, qui essayent d’anéantir tout forme de volonté, d’obscurcir ses pensées.
Koichi se redressa. Non, il ne cèderait pas, n’a-t-il pas déjà un maître, après tout ? Ne sert-il donc pas le clan Kuma ? Comment pourrait-il servir un autre ?
Lentement, il pose sa main sur la poignée de son sabre, le contact le rassure.
Sa tête cesse de le tourmenter, la voix a disparut. Soudain, il s’affaisse. Depuis des jours se livre un combat intérieur, et Koichi vient de réaliser qu’il ne pourrait vaincre, qu’il ne fait que repousser l’échéance. Il avait espéré y échapper en sortant des terres maudites du sud, il avait précédé son groupe avec cet espoir. Mais chaque fois qu’il avait dessus, ce n’était que quelques heures de répit qui lui était accordé, avant que ne revienne à l’assaut la puissance corruptrice, utilisant chaque fois un ton différent, exploitant chaque faiblesse de son âme. Il n’avait plus même le contrôle entier de son corps. S’il peut encore marcher, se défendre, toute volonté l’abandonne lorsqu’il tente de se jeter sur sa lame.
Quelques jours auparavant, sentant que son âme succombait dangereusement à la corruption de l’Ombre, il avait demandé la permission de se faire seppuku. Cela lui avait été refusé par son shuno, qui jugeait qu’il pourrait s’en sortir en allant se purifier au Temple des Quatre Vents.
Destin cruel, une décision devant lui permettre de survivre pour servir son clan le condamnera à une fin atroce et déshonorante, car il sait que son corps rejoindra les hordes de l’ennemi pour combattre ses frères. Pourtant, il n’en veut pas à Kuma Soeki, son shuno. Comment aurait-il pu se douter que Koichi ait été contaminé à ce point, alors qu’au fond de son cœur, lui-même avait encore une lueur d’espoir ? Il eut une pensée pour Kuma Okotoko, qui l’avait suivi dans sa demande de seppuku, lui-même se sentant fortement envahit. Aura-t-il réussi à garder le contrôle ? Connait-il lui aussi une fin aussi misérable que la sienne ?
Ses pensées se tournent vers sa famille et son clan, auquel il faillit en ce moment même en ne pouvant repousser l’Ombre. Sa femme, Ayumi, ses fils, Takezo et Jiro, auquel il ne pourra pas assister au genpuku. Quel bonne idée il avait eu d’anticiper une mort soudaine et d'acheter par avance les lames qui leurs seront offertes. Mais à ce moment là, il n’aurait jamais imaginé qu’il finirait ainsi. Chisato, sa fille, qui n’aura sans doute aucun souvenir du visage de son père. Il a également une pensée pour Nobunaga et Tetsuo, ses jeunes frères qui l’admiraient tant. Quel exemple donne-t-il en ce moment. Ses frères de clans, avec qui il se mesurait lors de long entrainement, compensant une adresse moindre par une force quasi inégalée dans le clan. Ses frères tombés lors de la bataille à Kyuden Yachu, où moult combattants avait péri sous les griffes du terrible Oni-Ryu, y compris son daimyo, Kaneda-sama, son karo, Kohe-sama, mais aussi Kenshiro-sama, le maître d’arme, qui avait accepté de sacrifier sa vie, même pire, de se mettre au ban de l’Empire, pour sauver la situation. Pourquoi n’avait-il pas péri à ce moment, lorsque l’Oni-Ryu le mettait à terre avec de terribles blessures. Pourquoi avait-il survécu tant et tant, défiant la mort de nombreuses fois, pour finir ainsi.
Une larme coule sur sa joue. Il n’a aucune crainte de la mort, il a été élevé en samouraï, de la famille Miyobu. Il a servi six ans le clan comme senku, et il ne verra pas la réhabilitation de sa famille avec la nomination prochaine de son frère cadet comme bushi. Cette larme, elle incarne tous son désespoir et sa rage de ne pas pouvoir mourir honorablement, de voir sa volonté fléchir sous l’assaut de l’Ombre, de devenir une créature semblable à celles qu’il a combattu maintes et maintes fois.
Cette larme qui coule, c’est son âme qui crie, c’est son esprit qui fuit son corps maudit.
Sa dernière vision est celle d’un ashigeru qui s’approche de lui, une démarche plaintive, presque automatique. Okotoko n’a pas eu plus de chance que lui, semblerait-il.
La larme tombe au sol pour être absorbée par une terre avide d’humidité, fuyant un corps désormais vide d’émotion et de volonté, un corps mort, mais animé. Un corps corrompu.